Clément Renaud

Les différents visages de la censure d’Internet en Chine


Multiforme et complexe, la censure d’Internet en Chine joue sur des outils techniques, mais aussi sur l’implication de nombreux internautes.

Depuis plusieurs jours déjà, la nouvelle avait parcouru les couloirs de l’université de Wuhan : Fang Binxing venait donner une conférence. Père du système de contrôle de l’Internet chinois, cet universitaire est un “symbole de la censure de l’Internet en Chine” comme l’explique le bloggeur Zola (Zhou Shuguang).

Plusieurs étudiants, échauffés par la nouvelle, commencent donc à discuter sa venue, exaspérés par la censure d’Internet. Alors que la conférence approche, un étudiant connu sous le pseudonyme de @hanunyi, informe ses camarades de sa décision de passer à l’acte.

Le jour venu, alors que la conférence débute comme prévu, Hanunyi se dirige vers les lieux, armé d’un œuf. Un de ses camarades arbore sur son T-shirt les mots prononcés par le poète chinois Bei Dao durant la Révolution culturelle : “Je ne suis pas un héros. Dans un âge sans héros, je veux juste être un homme.” La suite, Hanunyi la relate en temps réel sur son compte Twitter :

  • 14 h 10 “J’arrive dans la salle B 405”
  • 14 h 21 “Je l’ai eu”
  • 14 h 29 “Les gardes viennent d’arriver”
  • 14 h 36 “L’œuf a manqué sa cible. La chaussure a réussi. La distance était de moins de 2 mètres.”

“Le sol est brûlant”, dit Hanunyi juste après l’incident. Hanunyi

LE NOM DU “PÈRE DE LA CENSURE”… CENSURÉ

Relayée largement sur la Toile dans les heures et les jours qui suivent, cette information fait le bonheur de nombreux internautes chinois. Les réactions affluent, et de nombreuses pensées vont à l’artiste Ai Weiwei, activiste célèbre de l’Internet récemment emprisonné. Les informations concernant l’événement sont supprimées au fur et à mesure qu’elles sont postées sur la Toile chinoise, afin d’éviter que l’incident s’ébruite.

Ironie du sort, le mot-clé “Fang Binxing”, nom de l’inventeur du système de censure lui-même, est rapidement bloqué, puis interdit sur différents sites.

Le jeune étudiant, promu au rang de héros de la Toile chinoise, se voir offrir de nombreux cadeaux : abonnements Internet, bons d’achat sur différents sites chinois, repas gratuits dans un restaurant à Hongkong, un iPad, et même des billets d’entrée pour le parc forestier de Suzhou.

Face au flux d’informations sur l’Internet chinois, Fang Binxing lui-même décide d’ouvrir un microblog pour communiquer directement avec les internautes. Il le fermera quelques jours plus tard devant la difficulté de l’utiliser face à un public très hostile.

LA GRANDE MURAILLE ÉLECTRONIQUE

Mais si un tel événement offre une courte revanche aux mordus de l’Internet en Chine, la muraille électronique reste, elle, bien réelle. Ce gigantesque projet, connu officiellement sous le nom de “bouclier doré”, a été lancé en 1998, puis achevé par l’équipe de Fang Binxing un an plus tard. Alors qu’en 1998 les sites majeurs tels Sina.com et Sohu.com dépassaient juste leur premier million d’utilisateurs, “ la création de la Grande Muraille électronique était une réaction naturelle à quelque chose de nouveau et inconnu”, explique Zhang Zhian, professeur de journalisme à l’université de Fudan.

Avec les exemples précédents des Etats-Unis et de l’Europe, le gouvernement chinois a très tôt pris conscience des risques pour la stabilité politique, mais aussi du potentiel de développement économique du réseau Internet. La mise en place d’un filtrage du Web à travers tous le pays s’est donc accompagnée d’un développement rapide des infrastructures sous l’impulsion de Pékin. Aujourd’hui, la Grande Muraille électronique permet de bloquer non seulement de nombreux sites étrangers (Facebook, Youtube, Dailymotion, Twitter…), des hébergeurs et parfois des mots-clés, mais également de contrôler de très près ce qui se passe sur la Toile chinoise.

Il existe néanmoins des moyens de contournement de la censure. L’utilisation de la technologie VPN (Virtual Private Network) est très répandue chez les férus de l’Internet en Chine. Permettant de se connecter depuis un ordinateur situé dans un autre pays, on peut ainsi échapper au contrôle exercé localement. Néanmoins, l’usage de telles technologies reste très marginal chez les internautes chinois, qui ont avant tout un usage ludique de l’Internet et une foule de sites déjà disponibles.

L’INTERNET CHINOIS AU QUOTIDIEN

C’est l’expérience de l’Internet au quotidien en Chine : une page d’erreur remplace un site pourtant accessible auparavant ; et après avoir cliqué sur la page interdite, le moteur de recherche refuse de marcher pendant les minutes qui suivent. Mais si le système de filtrage des informations laisse souvent les internautes perplexes et agacés, il n’est pas le seul moyen de régulation de l’Internet en Chine.

Des commentateurs professionnels sont mandatés pour s’immiscer dans les conversations concernant la Chine estimées trop houleuses, afin d’y faire valoir l’avis officiel. Ainsi, vous trouverez parfois des commentaires sur des sites en français ou en anglais défendant bec et ongles les positions de Pékin. La légende veut que chaque commentaire posté soit rémunéré 5 centimes, et ils ont donc été baptisés par les internautes chinois “le parti à cinq centimes” (wumao dang).

Le site Internet dédié à la procédure d’enregistrement des sites auprès du gouvernement. Le site Internet dédié à la procédure d’enregistrement des sites auprès du gouvernement. http://ba.hichina.com/ Plus en amont, le système d’enregistrement pour l’achat d’un nom de domaine en .cn ou .com en Chine est soumis à un contrôle très strict. Papiers d’identité, lettre explicative, photo, attestation d’un employeur et formulaire délivré par la police locale sont exigés pour obtenir un espace en ligne. L’administrateur du site devient alors responsable devant la loi pour tous les contenus postés sur son site. Ainsi, l’ouverture d’un simple compte sur de nombreux sites chinois, forum ou réseaux sociaux nécessite le numéro de carte d’identité. De même, la création de groupes et autres pages de fans sur les réseaux sociaux chinois est soumise à l’approbation des administrateurs du site.

Commentaires, photos ou vidéos sont fréquemment supprimées sans explication. “Après plusieurs mois passés à écrire mon blog chaque jour, il a tout à coup était supprimé. Je n’ai même pas reçu un e-mail pour me prévenir”, raconte au Monde.fr la bloggeuse Fan Zhi.

DES SITES CHINOIS BLOQUÉS PAR LES GOUVERNEMENTS ÉTRANGERS

Mais, comme le remarque justement Fang Binxing, le blocage de sites est aussi pratiqué par d’autres pays que la Chine, et de nombreux sites chinois sont inaccessibles depuis l’étranger. “Plus de 100 pays possèdent des systèmes de contrôle d’Internet, parmi lesquels la Corée du Sud et les Etats-unis”, justifie Fang Binxing. Ces sites ne sont pas bloqués en raison de leur contenu politique, mais parce qu’ils hébergent de des plate-formes dédiées au partage de données (musique, films, logiciels) dont les contenus sont considérés comme illégaux en Europe.

“Désolé, cette vidéo ne peut être vue que depuis la Chine.” Youku

Le moteur de recherche Baidu propose une plate-forme d’écoute et de téléchargement de musique basée sur des contenus de serveurs indexés un peu partout dans le monde. Un service inimaginable en Europe ou aux Etats-Unis.

This text was originally published in Le Monde.